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Quels fondamentaux pour les libertaires...?

La revue débattre (numéro 13, automne 2001) présente un dialogue au cours duquel Noam Chomsky définit l'anarchisme dans les termes suivants :

"C'est une tendance dans l'histoire de la pensée et de l'action visant à débusquer les structures d'oppression et de domination où qu'elles se trouvent et à mettre en cause leur légitimité, et, advenant qu'elles [dans la mesure où elles] ne peuvent se justifier, - ce qu'elles ne peuvent faire que très rarement - à chercher une façon de les éliminer."

Les expressions "tendance" et "histoire de la pensée" sont bien venues.
La première relève l'aspect spontané de l'anarchisme, une forme de psychologie, un certain esprit d'observation, sensible à tout ce qui étouffe la volonté propre.
"Histoire de la pensée" complète "tendance" et rend compte de ce qu'il y a d'"increvable" dans l'anarchisme.

Ce qui fait problème, pour la "tendance" anarchiste est d'entrée de jeu désigné : c'est la légitimité des " structures ".

On ne s'étonnera donc pas que Noam Chomsky se sente obligé de donner un exemple de construction légitime : la façon dont un grand-père protège sa petite fille contre les accidents de la rue.
La plupart des structures d'oppression, hélas, ne sont pas reconnues comme telles, et lorsqu'elles sont mises en cause, le premier réflexe est de les présenter comme aussi nécessaires que de protéger sa petite fille contre ses propres écarts, et il conclut : "Il faut donc amener les gens à voir cette forme de domination et d'oppression et à se demander si elle est légitime.
Comme on découvre vite que ce n'est pas le cas, il faut chercher des moyens de s'en défaire.
C'est cela l'anarchie."

Dans cette description de leur " tendance " favorite, tous ceux qui se définissent comme anarchistes ou libertaires, n'en doutons pas, se reconnaîtront.
Elle pourrait néanmoins convenir à bien d'autres, qui n'ont jamais pensé à s'afficher anarchistes et seraient scandalisés qu'on les identifie comme tels.
Elle pourrait même, comme nous allons voir, s'appliquer à des gens qui sont apparemment tout le contraire d'anarchistes.
Que lui manque-t-il ou qu'a-t-elle de trop pour convenir à la définition d'un "vrai" anarchisme ?

débusquer, structurer, légitimer

"Débusquer" s'applique d'une manière imagée au travail constant de notre esprit, sans cesse à l'affût de causes.

Nous les nommons, les renommons, les associons entre elles, bref : nous les "structurons".
En termes plus simples, disons que notre esprit s'applique constamment à débusquer des explications, et à focaliser notre attention, une attention plus ou moins vitale, sur telle ou telle réalité.

C'est sur le caractère "vital", en fait, que porte le débat.

Que j'explique par une mouche la distraction dans laquelle je suis tenu, la chose n'est pas vitale, mais peut le devenir si elle m'empêche de réviser mon bac, ou si j'ai construit une phobie à l'égard de cette commensale.

J'ai alors vite fait de "débusquer" dans ses discrets chatouillis, ou son bourdonnement, des façons de me "faire la loi", et je la prie d'exercer sa légitimité ailleurs, ou je m'empare d'une tapette - ce qui revient à légitimer par la force la façon dont je me suis approprié un certain espace.

Dans toutes les gênes du même type, comme celles causées par la grippe, l'arthrose, la faim, la pluie, il va de soi qu'on ne peut voir dans la façon de parer à leurs inconvénients un comportement "anarchiste".

Nous touchons là une règle générale de ce qu'on pourrait appeler la raison anarchique.

Les "structures" dont nous tentons de nous prémunir, au sens "anarchique" du terme, sont des structures dont la légitimité a été construite par les hommes.
Ainsi en va-t-il de la famille, de l'école, de l'Etat, etc.

Aucun chercheur ne met jamais en cause la légitimité des structures de la matière ou du vivant, même lorsqu'il travaille à un procédé, un médicament, qui préserve de ce qu'elles ont de négatif pour nous.
Lorsqu'il découvre quelque chose, par contre, et ne réussit pas à le communiquer, il a vite fait de débusquer le caractère oppressif de l'organisation de la recherche et de l'appareil universitaire.

Nous touchons par la même occasion où est l'erreur du racisme.

Quelle que soit sa couleur, l'être humain, comme tous les autres vivants, a un droit imprescriptible à son ADN !
Il le doit aux hasards de la nature et non de la culture.

Le raciste n'en est pas moins capable de légitimer son aversion exactement dans les termes qu'emploie Chomsky, à partir d'une forme d'oppression que personne ne voit ou ne veut voir et qui n'a, selon lui (le raciste), rien de légitime.

A nous de comprendre que, s'il réagit bien évidem-ment d'abord au faciès, celui-ci n'est pour lui que l'indicateur d'une forme d'oppression dont, objective-ment, il souffre, et dont on est bien obligé de reconnaître qu'elle est on ne peut plus "humaine-ment" construite (tout comme sa souffrance).

Comme tous ceux qui combattent ce genre d'aberration, l'anarchiste aura beau en appeler au droit naturel à un taux de mélanine différent, à l'Histoire, aux Droits de l'Homme, etc. Il ne changera rien à la souffrance du raciste, et l'aggravera probablement.

Et peut-être sera-t-il le premier confus d'employer des arguments souvent très voisins de ceux qui lui sont opposés lorsque lui-même s'élève contre tel ou tel abus de pouvoir (ou de légitimité).
La famille, l'Etat, la propriété, le Capitalisme, n'est-ce pas aussi de l'Histoire et des droits...?

Il ne pourra se sortir de la difficulté qu'en montrant au raciste que les racisés sont eux aussi des victimes et que c'est se tromper de combat que de s'en prendre à eux.

Mais il devra alors faire face à une difficulté encore plus grande.

Car s'unir pour lutter, bravo, mais contre qui, quoi, dans quel but, avec quels moyens...?

Quelle capacité les usagers ont-ils de maîtriser leurs usages?

Dans l'ordre proprement définitionnel, il est bien clair qu'à partir d'ici nous changeons de registre.
La question devient : y a-t-il des solutions, des cibles plus capables que d'autres de définir, sinon de "réaliser", ce qui est en gestation ou affirmé de manière réitérée par l'anarchisme ?

Nous pensons que oui, et qu'il est possible de fonder sur elles un anarchisme ayant une valeur universelle.

Alternatives Libertaires en brosse les grandes lignes tous les mois dans son sommaire :
"Nous luttons pour la redistribution des richesses, une égalité réelle entre hommes et femmes pour construire une société autogestionnaire sans Etat et sans classes basée sur une production motivée par les seuls besoins, le pluralisme et la démocratie directe."

La mention "société autogestionnaire sans Etat" écarte d'emblée de ce programme nombre de mouvements qui ne poussent pas la dénonciation des structures d'oppression jusqu'à y inclure l'Etat et qui, même, cherche en lui la garantie du reste.

"Production motivée par les seuls besoins", que nous approfondirons plus loin, doit également être relevé comme une position originale.

Bien d'autres formulations et précisions sont possibles, mais elles se résumeront finalement à quoi ?
A donner aux usagers la capacité de maîtriser leurs usages.

A la croisée des chemins

Me trompé-je...?

Qu'ont fait les anarchistes, jusqu'à présent, sinon débusquer avec constance la façon dont les manquements à cette maîtrise étaient légitimés ?

Ils ont combattus lesdits manquements.

Ils ont postulé la capacité des usagers de maîtriser leurs usages sans devoir passer par des pouvoirs intermédiaires, contrôlés par l'Etat...

Tout en dénonçant le fait que la maîtrise de leurs usages était constamment, régulièrement retirée aux usagers, ils n'ont pourtant jusqu'ici rien proposé qui puisse parvenir à autre chose qu'à des aménagements du système actuel.

Osons le dire : s'ils ont été radicaux, c'est en radicalisant ce qu'on peut espérer de mieux de sa part, à savoir une redistribution plus juste, davantage de démocratie, des écarts moins grands entre les classes sociales.

Ce serait déjà bien beau, mais sous couvert de ces mieux-là, nous savons assez quelles irréversibles misères se développent et fructifient.

Prenons un cas précis.

Que proposent-ils de concret pour que l'entreprise idéale, l'entreprise autogérée, s'adonne effectivement à " une production motivée par les seuls besoins "?

"Les seuls besoins" dont il doive s'agir, pour un anarchiste convaincu, sont bien ceux des usagers ? Des usagers, pas du Marché ? La première des urgences, dans ce cas, si on veut vraiment réaliser le programme ci-dessus, n'est-elle pas de se disjoncter du Marché ?

N'est-ce pas lui, en effet, qui nous impose les "besoins" qui font le plus de profits aux investisseurs, des profits redistribués ensuite sous forme d'emplois ou, via les impôts et les taxes, sous forme de services publics ou d'allocation ?

Les capitalistes, en qui nous voyons depuis toujours nos ennemis de classe, ne sont-ils pas tout les premiers asservis à la nécessité de lutter pour conquérir ce Marché, et ne voit-on pas la gauche elle-même obligée de les soutenir dans cette lutte pour assurer "une redistribution plus juste" ?

Que feront de mieux, dans les conditions actuelles, des entrepreneurs autogestionnaires ?

Ne devront-ils pas eux aussi vendre ?
S'assurer de capitaux qui leur permettent, dans un univers concurrentiel, de tenir leur rang ? Et dégraisser plus ou moins charitablement quand les affaires iront mal...?

Ceci compris, l'anarchiste se trouve, comme n'importe quel Vert ou Communiste, placé à la croisée des chemins.

Ou bien il se maintient dans une posture éminemment critique qui participe du spectacle "démocratique" de la social-démocratie.
Ou bien il s'attache à sortir du système marchand, et dans ce cas cherche comment.

La réponse a été fournie il y a déjà longtemps, bien moins toutefois que l'énoncé des principes anarchistes, par les distributistes que nous qualifions aujourd'hui d'historiques.

Elle consiste à chiffrer les produits et services d'une manière indépendante du marché.
Ce chiffrage évoque évidemment encore les prix que nous connaissons, avec circulation de monnaie.

On peut toutefois se passer de monnaie, et du même coup accomplir l'anarchisme, mais nous verrons cela plus tard.
Qu'on sache donc que si nous parlons ici encore de monnaie, c'est pour faciliter l'explication.

Soit X, la production et les services dont nos économies sont capables, avec de moins en moins de travail humain, pendant un temps T.
Le jour où vous décidez de sortir du Marché vous la chiffrez, pour simplifier, au prix où elle est vendue (au demeurant fort mal).
Vous faites le total et distribuez la somme aux usagers.

Les conséquences sont les suivantes :

- Tous les usagers reçoivent, de droit, un revenu. A travers lui, ils héritent de l'effort plusieurs fois millénaire de nos ancêtres pour combattre la pénurie et diminuer le travail humain. Fin de la structure de domination des "héritiers". Fin de l'oppression salariale.

- Tout ce qui est produit peut être acheté. Fin de l'oppression matérielle, fin de la misère dans l'abondance. On ne mendie plus aux portes de magasins qui crèvent de ne pas vendre assez.

- Les usagers recevant du berceau au tombeau de quoi vivre, c'en est fini de la structure de domination que constitue la division de la vie en trois "âges", le premier soumis à la structure de domination scolaire, branchée sur la domination patronale et plus généralement marchande qu'il devra subir en tant qu'adulte.

- Les usagers n'ont plus à espérer ni redouter de temps morts dans leur vie. Ils peuvent s'investir à tout âge dans les activités de leur choix. Fin de l'instrumentation utilitariste.

- La production ne dépendant plus du marché, les usagers sont libres de renouveler les produits et services dont ils ont, eux, l'usage, et non plus dont le Marché a besoin pour faire du profit et sur lesquels l'état assied sa domination.

Tout produit et service peut intégrer, dès sa conception, les conséquences sociales et écologiques.
Et tout particulièrement, concernant le principe auto-gestionnaire :

- Les usagers se rendent sur les lieux de production ou créent leur propre entreprise non plus pour avoir un revenu mais parce qu'ils en ont un.
Toute entreprise a donc intérêt, si elle veut les retenir, à les associer aux péripéties de ses projets, à créer une ambiance favorable à leur libre expression, des conditions telles que leurs connaissances progressent.

- Il n'y a plus de faillites, seulement des expériences.
Les expériences qui satisfont à la demande des usagers ou en créent une favorable peuvent être poursuivies et améliorées sans problème.
Si l'offre n'est pas reçue, ou si ses retombées sociales et environnementales s'avèrent défavorables, ceux qui l'ont conçue chercheront d'eux-mêmes à faire plus utile, plus sain, plus durable et plus beau...

Vers un anarcho-distributisme...?

Cette rapide esquisse, strictement déduite des principes du distributisme, ne ressemble guère, on en conviendra, à ce que proposaient les distributistes historiques, qui s'étaient centrés, eux aussi, sur les "besoins" les plus criants et, à l'instar des communistes, ne craignaient pas, sous l'égide de l'Etat, d'avoir à planifier l'économie dans ses moindres détails - et jusqu'au travail, sous la forme d'un " service social ".

L'aversion des anarchistes à leur égard était donc on ne peut plus justifiée. Mais comment recevront-ils le distributisme d'aujourd'hui?

La mue qu'il vient d'opérer surprendra forcément ceux qui ont connu l'ancien. Il va leur falloir faire un effort d'information.

Quant à ceux qui ne l'ont pas connu, il vaut mieux les prévenir, tout comme ceux qui entendent dire "libertaire" doivent savoir que l'anarchisme aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec celui qu'on leur a enseigné, qui justifiait le terrorisme et l'appropriation individuelle.

Mais peu importe l'étiquette.
Reste à s'approprier la chose.

Qu'est-ce qui empêche les libertaires de s'intéresser aux thèses distributistes ?
Que ses propositions n'aient pas été émises dans leurs propres rangs ?
Seraient-ils soumis à la domination des structures "amicale" ou partidaire...?

Je me permets donc d'insister.
Relisons ensemble le programme d'A.L.

Redistribuer les richesses...
Le revenu social distribué à tous en proportion des richesses produite en donne les moyens !
L'égalité entre hommes et femmes...
Une société sans classes...
Le distributisme va plus loin : il abolit les structures de domination constituées par les trois "âges".
Une société autogestionnaire sans Etat...
Pourquoi pas ? à partir du moment où l'Etat n'a plus à réglementer la concurrence ni à aider les entreprises à y faire face ?
Elles s'interconnecteront sans problème pour répondre aux demandes, observer comment on fait ailleurs, pour économiser travail, matériaux, énergie, transports...

Pluralisme et démocratie directe, pour un distributiste, ont un contenu concret.

Le membre de phrase qui précède - basée sur une production motivée par les seuls besoins - ne laisse-t-il pas de l'espace à un certain économisme ?

J'y suis d'autant plus sensible que le distributisme, aujourd'hui encore, peine à faire comprendre que la maîtrise de leurs usages par les usagers, c'est autre chose que la satisfaction des besoins.
C'est se libérer, justement, des structures de domination que nous imposent "les besoins", devant lesquels il ne reste qu'à s'incliner comme devant des choses de la nature.

Ils n'en sont pas !
Nos besoins ont une histoire, nos besoins répondent à certains usages, dans un certain environnement d'usages, qu'il s'agit de connaître, comprendre, interpréter, expériencier - ce que nous appelons maîtriser...

Et je vous le demande : quelle figure correspond le mieux à l'idéal anarchiste ?
Celle du sujet de sa Majesté, du ressortissant de tel Etat - certainement pas.
Celle du travailleur, du citoyen, du démocrate délégataire de pouvoir...?
On en voit aussitôt les limites.
Pourquoi pas celle de l'usager, maître de ses usages, c'est-à-dire en capacité de les maintenir aussi bien que d'y renoncer ?

Toutes sortes de variantes sont encore possibles, et même, nous l'avons dit, de substituer à la comptabilité monétaire, structure suprême de domination - faut-il expliquer ça à des libertaires ? - une comptabilité qui ne s'intéresse plus qu'aux "matières" disponibles.

Reste à mettre la chose en orbite politique.

Les structures de domination que l'homme a construit, l'homme peut les déconstruire, et en dépit ou en raison de la montée en puissance de la mondialisation et de révolte contre le modèle unique, les temps y sont plus favorables que jamais.

Jean Paul Lambert
articles prévus pour PROSPER 7 (courant octobre 2001).

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